Le Tribunal des Femmes en ex-Yougoslavie

Le premier Tribunal des femmes en Europe a eu lieu à Sarajevo entre le 7 et le 10 mai. Les participantes venaient de tous les pays de l’ex-Yougoslavie

 Plusieurs centaines de femmes écoutent en silence. A gauche, sur la scène sont les témoins. De l’autre côté, les expertes du tribunal qui, à la fin de chaque session, remettent les récits dans le contexte de la guerre contre les femmes  combattue dans cette région, et pas seulement ici. Nous sommes dans le Bosanski Kulturni Centar, l’auditorium historique au centre de Sarajevo. Les femmes parlent l’une après l’autre, émergeant de la pénombre au centre de la scène. Une témoin, d’un village de l’est de la Bosnie, raconte les viols subis à l’âge de 15 ans dans le camp de concentration de Bratumac. Elle continue en décrivant la solitude post guerre, la pauvreté, son mariage et le début d’un nouveau cauchemar de violence (« une autre forme de camp »). Quand elle dit de son divorce qu’ils « ont pris mon adolescence, mais ils n’auront pas mon présent et mon futur » l’audience se lève et applaudit, sans s’arrêter. Ce n’est pas simplement un signe de respect. C’est un échange d’énergie. La force émanant de la scène, par des histoires de résistance dans des conditions indescriptibles est transmise à l’audience et vice et versa. Le langage intellectuel – certaines des théoriciennes et intellectuelles les plus importantes dans le mouvement féministe internationale sont ici – se mêle à celui du langage de femmes rurales sans divisions.

 Trois jours de témoignages

 Les témoignages ont continué pendant des heures, pendant trois jours. Parmi les éléments revenant sans cesse sont la continuité de la violence, l’étendue de ses conséquences pour la vie personnelle, familiale et communautaire, l’impunité des tortionnaires (« les assassins courent encore toujours dans les rues »), la misogynie des institutions, l’importance des réseaux de femmes («ceci est le premier Tribunal auquel j’ai jamais été invitée »).

Le règlement du Tribunal des femmes stipule que des journalistes ne peuvent ni enregistrer ni prendre des photos. Seuls quelques hommes sont présents. Au centre de tout le processus sont les témoins, venant de toutes les nouvelles républiques de l’ex-Yougoslavie, de la Slovénie à la Macédoine. Daša Duhaček, qui enseigne les études-femmes à la faculté de Sciences politiques de Belgrade explique l’origine de cette initiative ; « A la fin des années 1990 certaines militantes des Balkans ont rencontré Corinne Kumar, la militante dans l’Organisation tunisienne des droits humains El Taller, pendant le Tribunal des femmes en Afrique du Sud. L’idée de mettre sur pied une structure similaire en Europe a principalement été adoptée par des Femmes en Noir de Belgrade. Plusieurs années plus tard les militantes se sont mises à travailler avec ces femmes qui avaient résisté au nationalisme, s’étaient opposées à la circonscription des hommes, ou avaient souffert de crimes non présentés à la justice, donnant une voix à celles qui n’en avaient pas.

 Une approche féministe de la justice

 « Cet événement tire à sa fin d’un long processus auquel ont participé +/- 5.000 personnes », spécifie Staša Zajović des Femmes en Noir de Belgrade. « Nous avons travaillé pendant quatre ans et demi avec des femmes au niveau de la base, impliquant ensuite des collectifs d’universitaires et d’artistes. Nous avons beaucoup appris d’amies indiennes, nous avons étudié des modèles variés de justice transitionnelle, mais à la fin, nous avons développé de nouveaux modèles et de nouvelles méthodes. Nous ne sommes pas contre la justice traditionnelle, mais nous avons toujours su que la justice institutionnelle, qu’elle soit internationale ou locale, ne peut pas rencontrer les besoins des victimes. »

 L’écrivaine et philosophe Rada Iveković, également présente à la rencontre, croit que le Tribunal des Femmes de Sarajevo représente un événement historique en « constituant un précédent » Dans le moment présent, nous subissons une situation qui est positivement une chasse à la femme, partout. L’espace publique, du moins dans le monde occidental, s’ouvre lentement à ce thème. Dans les Balkans, cependant, la situation est différente de celle du reste de l’Europe, parce qu’ici les femmes se sont mises à parler – ceci est nouveau et nous permet d’espérer et d’apprendre à partir de la base, il y avait des théories intellectuelles non suffisantes. La date d’aujourd’hui en est une à laquelle on pourra se référer dans le futur, comme un événement où des choses ont été dites et enregistrées, et seront préservés dans les archives des Femmes en Noir comme un héritage extrêmement important. »

 Le pivot de la procédure est les témoignages des femmes. Tout le reste, y compris le rôle des médias ne vient qu’au second plan. Pendant tous les trois jours, l’accent est sur la nécessité de garantir la sécurité et le respect pour les paroles des femmes. « En écoutant, dans un espace sans danger, nous assurons la reconnaissance de la douleur qu’elles ont souffert pendant et après la guerre, » explique  Lepa Mlađenović, consultante au Centre de Belgrade contre les violences envers les femmes. « Nous voulons savoir ce qui s’est passé, mais aussi partager leur situation émotionnelle, de sorte qu’elles ne se sentent pas seules. Cette échange entre la scène et l’audience est extrêmement importante, les applaudissements sont importants – ils signifient oui, vous avez survécu, oui, nous savons la douleur dont vous avez souffert, oui, nous nous sentons solidaires avec vous comme femmes et partageons votre besoin de justice. Parce que ces rencontres servent aussi à une guérison émotionnelle, mais nous voulons évidemment la justice. »

Nora Morales de Cortiñas, des Mères de la Place de Mai, qui est venue à Sarajevo pour participer au travail du tribunal élargit: «  Les auteurs de génocide, de torture et de viol doivent rester à vie en prison. Pas d’amnistie possible. Ceci n’est pas une vendetta, c’est la justice. »

 Le système pénal

 A la fin des témoignages, le dimanche matin, le Conseil judiciaire du Tribunal des femmes, consistant en féministes, en écrivaines et en militantes  (Vesna Rakić, Gorana Mlinarević, Chris Campbell, Latinka Perović, Charlotte Bunch et Vesna Teršelič), prend la parole. Des recommandations et des verdicts préliminaires sont lus. Le système pénal décrit est bien plus étendu que ce qui est pris en compte par la justice traditionnelle. La responsabilité des états, des institutions religieuses et des médias sont tous pris en considération; non seulement les victimes de la guerre sont prises en considération, mais aussi les victimes de procédures criminelles de privatisation après la guerre, et de nouveaux chefs d’accusation criminels comme la conscription forcée. Pourtant, avant la lecture, une inquiétude est formulée pour la Macédoine « sur le bord du précipice ». Ces jours-ci de Sarajevo ne s’intéressent pas à un passé lointain, mais au présent. Rada Žarković, une Femme en Noir bosniaque et fondatrice de la coopérative “Ensemble” à Bratunac, me rappelle que “les réseaux de femmes étaient la seule chose qui aient travaillé même pendant la guerre, dans des conditions impossibles. La conscience de cette force a grandi grâce à l’expérience de ce Tribunal, au-delà de toutes mes attentes. Ceci est important aussi pour ce qui pourrait arriver dans l’avenir. »

 Les décisions finales du tribunal des femmes apparaîtront dans quelques semaines sur le portal Ženski  Sud

www.balcanicaucaso.org