« Le message de Gandhi n’a jamais été si pertinent »

Elle ne se nomme pas Shiva par hasard. Docteur en physique et diplômée en philosophie, cette Indienne reconvertie dans l’écoféminisme se bat depuis quarante ans sur tous les fronts.

Pour défendre les petits fermiers et lutter contre le brevetage du vivant, elle emploie les méthodes de Gandhi : la désobéissance civile et la résistance non violente, en s’appuyant d’abord sur les femmes. Des armes si efficaces qu’après avoir organisé une marche mondiale contre Monsanto et gagné plusieurs grands procès, dont un face à Coca-Cola, Vandana Shiva est devenue une icône de l’altermondialisme. La revue Forbes l’a même classée parmi les sept féministes les plus influentes dans le monde. Rencontre avec une militante au sourire de velours et à la volonté de fer qui, pour la première fois, se livre dans un recueil d’entretiens (1).

Le Vif/L’Express : En quarante ans, vous avez mené des combats très divers, pour défendre la nature, les paysans, les femmes, la démocratie. Toutes ces causes sont-elles liées ?

Vandana Shiva : Oui. Dès mon enfance, les éléments qui allaient mobiliser mon action étaient déjà présents. J’ai grandi avec le souvenir de mon grand-père, mort en 1956 à la suite d’une grève de la faim pour exiger que l’on crée une école de filles dans son village. Cette démarche semblait insensée à une époque où la caste dominante déniait aux femmes le droit de s’instruire. Je me souviens du jour où le facteur est venu à bicyclette apporter l’accord du gouvernement, qui avait fini par céder. Mais c’était trop tard, mon grand-père venait de mourir. J’avais 4 ans. Ma mère, elle, était inspectrice de l’éducation, mais elle tenait à produire elle-même notre alimentation. Et toute la famille l’épaulait pour traire la vache, cueillir les fruits, cultiver les haricots ou les lentilles. Quant à mon père, il était garde forestier et il nous emmenait parfois plusieurs jours au pied de l’Himalaya, lorsqu’il effectuait ses tournées. Là aussi, nous devions vivre en autosuffisance et en harmonie avec la nature.

Pourtant, vous avez choisi d’étudier la physique quantique et la philosophie…

Mon parcours universitaire m’a justement permis de comprendre que tout est lié. Et lorsque, à 21 ans, j’ai rejoint le mouvement féministe Chipko – autour de femmes illettrées et méprisées qui vivaient en pleine forêt -, l’évidence m’a sauté aux yeux. Censées être ignorantes, elles connaissaient mieux que personne les équilibres intimes de la nature, les plantes qui soignent et qui nourrissent. Elles incarnaient ce dont nous avons besoin aujourd’hui : un mode de vie durable. J’ai compris que le féminisme n’est qu’une facette d’une vision plus globale, et que le regard mécaniste sur le monde, qui consiste à dominer et à gérer la nature, est faux. Nous devons avoir une approche quantique et globale de notre monde, où tout est interconnecté. L’eau, la nourriture, la terre, le sol, la forêt, l’humain : chaque élément interagit avec les autres. Quand vous rasez les forêts, cela change tout : le climat, la biodiversité, la manière de vivre, de se nourrir…

D’où vos multiples combats…

Oui. En 1973, dans le village de Mandal, sur la frontière entre l’Inde et le Tibet, des ouvriers sont venus pour abattre 300 frênes afin de construire des équipements sportifs ; ils mettaient en péril la survie des habitants les plus pauvres qui vivaient de cette forêt et les grands équilibres de la région. Alors, les gens se sont attachés aux arbres et les ont enlacés. Chaque fois que les bûcherons revenaient, ils clamaient : « Si vous voulez abattre cet arbre, commencez par m’abattre !  » Au bout de six mois, ils ont eu gain de cause. A partir de là, j’ai abandonné la perspective d’une carrière universitaire confortable pour me lancer dans le militantisme car les résultats étaient là. La vie n’est pas linéaire. J’entends suivre mon instinct et vivre pleinement ce que je crois juste et nécessaire.

Mais on ne peut pas refuser toute industrie, pourtant ?

Peut-être, mais il faut s’opposer aux abus, puisque la mondialisation a envoyé aux entreprises le message selon lequel on peut échapper aux conséquences de ses actes. Nous avons commémoré en 2014 le 30e anniversaire de la catastrophe de Bhopal, où plus de 20 000 personnes ont trouvé la mort à la suite de l’explosion d’une usine de pesticides. On a dénombré depuis 300 000 victimes collatérales, et les responsables cherchent encore à fuir leurs responsabilités. Tout comme l’a fait Coca-Cola après avoir construit une immense usine dans le sud de l’Inde, en 2004. L’entreprise a obtenu l’autorisation de produire… 561 000 litres de soda par jour. Sachant qu’il faut 3,8 litres d’eau pour produire 1 litre de Coca, vous imaginez ! Ils ont promis des emplois, les gens ont vendu leurs terres. Mais les nappes phréatiques ont été polluées ou asséchées à des dizaines de kilomètres alentour, des maladies sont apparues et les terres sont devenues stériles. Il a fallu deux ans pour que le gouvernement, face à l’indignation générale, ordonne la fermeture de cette usine. 100 000 manifestants se sont ensuite réunis pour faire reconnaître le libre accès à l’eau comme un droit inaliénable.

A vous écouter, le combat écologique serait d’abord celui des femmes…

Oui, car ce sont elles, bien plus que les hommes, qui montent au front, parce qu’elles subissent depuis toujours la division sociale du travail. Tout ce qui ne semble pas « important » aux hommes, prendre soin de sa famille, de la terre, nourrir les enfants, entretenir la maison – bref, ce qui fait la vie – est relégué aux femmes. Tout ce qui, en revanche, semble « important » – l’argent, le pouvoir, la guerre – revient aux hommes. Et quand on attaque la nature, ce sont elles, les premières, qui flairent le danger. Notre économie, fondée sur le patriarcat, pousse les hommes à détruire et les femmes à soigner, à réparer, donc à se révolter.

N’est-ce pas une vision un peu trop déterministe ?

Cette division est un fait. J’ai écrit un livre sur l’écoféminisme  (2) – mot inventé par la Française Françoise d’Eaubonne. Et dans ce livre, je pose la question : faut-il que les femmes tentent de rattraper les hommes dans la violence, la domination, ou au contraire que les hommes rejoignent les femmes dans leur combat pour protéger la terre, élever les enfants et défendre la paix ? Il faut transcender les vieux schémas pour que chacun prenne soin, à égalité, de la terre et des êtres vivants. Nous devons aller vers un monde où hommes et femmes partageront cette responsabilité de préserver la vie. Gandhi, par exemple, quand il priait, demandait que soit renforcée la part féminine en lui, afin qu’il prête plus d’attention aux autres, qu’il montre plus de compassion.

Votre autre grand combat est celui pour la liberté de produire ses semences. Pourquoi est-il si important à vos yeux ?

Parce que cela touche à la vie, à la démocratie. C’est un enjeu universel qui concerne l’humanité dans son ensemble, et dont on n’a pas toujours conscience, surtout dans les pays riches et urbanisés. Durant les années 1990, des multinationales comme Monsanto ont, à la faveur de ce qu’on appelait en Inde la révolution verte – en fait, la conversion à l’agriculture industrielle intensive -, amené les paysans à acheter leurs semences. Du coup, on a abandonné des graines millénaires, adaptées aux sols, aux besoins, aux climats locaux, contre la fausse promesse de meilleurs rendements.

Qu’est-ce qui prouve que cette promesse est fausse ?

Tout ! Les paysans se sont ensuite aperçus que ces graines ne servaient qu’une fois. Il fallait les racheter chaque année et acheter aussi les pesticides et engrais spécifiques à ces graines. Les sols devenaient de moins en moins fertiles, et pas question de se rabattre sur une autre production, puisqu’on les avait convertis à la monoculture. Résultat, face aux faillites, on a assisté à une explosion des suicides de paysans indiens : 284 000 entre 1995 et 2012. Beaucoup se sont même donné la mort en buvant les pesticides qu’on leur avait vendus !

Que proposez-vous ?

D’aider les paysans à revenir à l’agriculture biologique, et d’interdire la privatisation des semences, afin de préserver l’essentiel : la souveraineté alimentaire de tous. Voilà pourquoi j’ai créé, il y a vingt ans, le mouvement Navdanya, qui a permis à de nombreux paysans d’obtenir des prêts, des formations à l’agriculture biologique et d’accéder à des banques de semences naturelles. Après avoir organisé des marches avec des centaines de milliers de fermiers, nous avons obtenu du gouvernement indien la seule loi au monde autorisant les paysans à reproduire, échanger, distribuer, améliorer, diffuser, vendre les graines. Rendez-vous compte que la firme texane RiceTec a tenté, en 1997, de s’approprier toutes les souches et les grains de riz basmati en déposant le brevet n° US5663484, cela au prétexte qu’elle y avait apporté une modification. Il a fallu cinq ans de combat juridique pour rappeler que le peuple indien cultive, sélectionne et améliore ces souches depuis toujours, et que ce patrimoine appartient à tous. Si l’on avait perdu, aucun paysan indien n’aurait pu continuer de cultiver son riz sans verser des royalties à cette société ou acheter ses graines. Je suis sûre que ce combat-là serait aujourd’hui celui de Gandhi.

Son message vous semble-t-il toujours actuel ?

Bien sûr, il est plus pertinent que jamais. Gandhi s’est battu pour l’indépendance ; nous, pour les semences. Il a résisté contre le colonisateur anglais ; nous, contre les multinationales. Il disait que tant que la superstition et l’ignorance nous pousseraient à obéir à des lois injustes, alors nous continuerions à être des esclaves. C’est sur la base de ce constat qu’est parti le concept de désobéissance civile, le 11 septembre 1906, pour aider les Indiens victimes de l’apartheid, en Afrique du Sud, à reprendre leur destin en main. Cet exemple m’a beaucoup inspirée, tout comme celui de la non-violence. Nous nous battons sans faiblir mais pacifiquement contre les multinationales, pour que le droit à la vie de toutes les espèces soit respecté. Ces principes immuables ont guidé Martin Luther King, Nelson Mandela, et nous prenons aujourd’hui le relais. Seulement, désormais, l’ennemi n’est plus aussi facilement identifiable ou localisable. Et ce n’est plus la seule liberté de l’Inde qui est en cause, mais la survie de l’humanité.

Ce combat, le ressentez-vous comme un sacrifice de votre vie personnelle ?

Non, mes choix ont toujours été guidés par l’instinct et la nécessité. A chaque fois, j’ai suivi ma conscience. C’est vrai que je me suis beaucoup investie, mais je n’ai aucun regret. J’assume les risques. Lors des grands procès que j’ai menés, j’ai reçu des menaces de mort et des campagnes de presse ont été lancées contre moi. Ma vie est espionnée : ils utilisent la corruption, la subversion, le mensonge, la désinformation, la calomnie contre moi, mais je n’ai pas peur et je ne céderai pas. Et puis, il y a ces autres ennemis invisibles : l’apathie, le défaitisme, l’ignorance, la consommation aveugle, le chaos climatique qui touche les plus pauvres et qui est dû en grande partie à la filière agroalimentaire industrielle, responsable de 40 % des émissions de CO2. Il faut donc modifier notre manière de produire. Hélas, je n’ai pas connu que des victoires, mais je reste très optimiste, car, chaque jour, je découvre en moi et autour de moi une bonne raison de trouver l’espoir et de le nourrir.

(1) Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, entretiens avec Lionel Astruc, Actes Sud, 204 p.

Propos recueillis par Olivier Le Naire

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