Après des années de silence, les femmes de Turquie partent en bataille contre l’oppression

Elif Shafak

Un viol brutal et un meurtre ont galvanisé les femmes à manifester et attirer l’attention sur les crimes liés au genre. Mais ceci est un pays où la patriarcat est fortement enraciné.

Comme étudiante de secondaire en Turquie, chaque fois que je prenais le bus, je m’assurais de garder en main une aiguille de sécurité ouverte – pour les molester. Mais quand j’ai commencé à l’université je portais dans mon sac un vaporisateur de poivre, comme le faisaient beaucoup de mes amies. Nous parlions sans bruit de ces choses entre nous. Aujourd’hui en Turquie, les femmes partagent publiquement des histoires d’harcèlement sexuel, s’ouvrant et s’exprimant. Nous sommes préoccupées. Nous sommes en deuil. Et en même temps, nous sommes furieuses.

Tout a commencé quand Ozgecan Aslan, une étudiante en psychologie de 20 ans de la province du sud de Mersin, a été trouvée morte dans le lit d’une rivière. Après une tentative de meurtre, elle avait été battue à mort et ensuite brûlée. Le meurtrier, le conducteur du minibus Aslan était le dernier à être vu l’emmener, a confessé le crime. Il avait été aidé par un ami et son père âgé de 50 ans.

Le meurtre brutal d’Aslan a déclenché une tempête sans précédent de manifestations dans toute la Turquie. Le président de l’association d’avocats de Mersin a annoncé qu’aucun des 1.600 avocats autorisés à travailler dans la région ne représenterait le meurtrier et ses complices. Les étudiants universitaires se sont habillés en noir de la tête aux pieds et les femmes allaient travailler en portant des rubans noirs.

Dans sa ville d’origine de Mersin, des milliers de femmes ont assisté à ses funérailles. Selon la conception de l’Islam qui prévaut en Turquie, les femmes se tiennent derrière la foule des funérailles et laissent les hommes porter le cercueil et diriger les prières. Cette fois-ci cela a été différent. Malgré des avertissements répétés de l’imam, les femmes ont refusé de reculer et ont dit qu’elles étaient déterminées à ce « qu’aucune autre main d’homme ne la touche de nouveau ». Des femmes ont porté son cercueil. Des femmes l’ont enterrée.

Le corps des femmes et leurs styles de vie sont devenus un champ de bataille idéologique
Des groupes de défense des femmes ont, pendant des années, mis en garde le gouvernement de la forte détérioration concernant l’égalité et les libertés de genre. Mais dans le plus grand nombre de cas, leurs voix tombaient dans de sourdes oreilles. Ces 10 dernières années, le nombre d’homicides liés au genre a triplé en Turquie. Entre 2003 et 2013, la violence domestique a augmenté de plus de 1.400%. Dans le rapport du Fossé global du genre, la Turquie est classée 125e sur 142 pays. Elle a encore la position la plus basse parmi les pays de l’OCDE.

L’AKP a remplacé le ministère des affaires des femmes et de la famille par un ministère de la famille et de la politique sociale. Cette re-dénomination, à première vue peu importante est plutôt parlante : on a retiré le mot « femmes » et on a mis l’emphase sur « famille ». Alors qu’il visitait une maternité en janvier, le ministre de la Santé, Mehmet Müezzinoğlu, a dit que la première fonction d’une femme était la maternité et que les femmes turques ne devraient se focaliser que sur cette fonction. La déclaration avait provoqué une réaction majeure.

Bien qu’une nouvelle loi « pour protéger la famille et prévenir les violences contre les femmes » ait été promulguée en 2012, peu d’étapes concrètes avaient été entreprises jusqu’ici pour fournir une assistance réelle financière, psychologique ou social aux femmes violentées. Un projet de bouton SOS, qui avait été introduit en fanfare, s’était montré inefficace. Il y a encore toujours moins de 100 abris dans le pays entier. Les ONGs de femmes disent que le nombre devrait au moins être de 7.500.

Parlant à un rally politique, le Premier ministre Ahmet Davutoğlu, a promis de lancer une nouvelle campagne pour assurer que ce genre de violence est éradiqué. Le Président Erdogan a parlé du meurtre d’Aslan en disant : « Je suivrai personnellement ce cas afin qu’on donne aux auteurs la punition la plus lourde. Je suis déjà le cas. » Mais en même temps plusieurs membres de l’AKP ont fait des déclarations incendiaires pour couronner le tout. Le président de la Commission d’investigation des droits humains, Ayhan Sefer Üstün, est allé si loin jusqu’à déclarer que « tuer un bébé dans la matrice de la mère est un crime plus grand que les actes du violeur ».

Il y a deux facteurs majeurs derrière le médiocre traitement de la situation par le gouvernement. Premièrement, il est structurellement et idéologiquement, juste comme les autres partis politiques en Turquie, du passé et du présent, profondément patriarcal. La Turquie a une des plus basses proportions de représentation féminine en politique.
Deuxièmement, l’AKP s’est tellement distancé lui-même d’une moitié de sa population, qu’il ne sait pas maintenant comment collaborer avec des groupes de la société civile de défense des femmes. Mais la violence de genre est un problème tellement répandu et enraciné profondément qu’il ne peut être amélioré que par des actions qui transcendent les lignes idéologiques. La Turquie, cependant est si profondément politisée et polarisée que personne ne désire le faire.

Entretemps, une transformation sociale se met en place. Un changement que beaucoup d’analystes centrés surtout sur la politique plutôt que la culture, ne remarquent pas. Les femmes de Turquie deviennent plus politisées ouvertement que ses hommes. La moitié des manifestants lors des démonstrations du parc Gezi était des femmes. Dans les médias sociaux, la plupart des campagnes de critiques sont dirigées par des femmes. Le corps des femmes et leurs styles de vie sont devenus un champ de bataille idéologique.

Le président Erdogan a critiqué les femmes qui manifestaient contre la violence domestique et le harcèlement sexuel en Turquie, pour avoir chanté des chansons et avoir dansé ensemble. Dans le journal pro-gouvernemental Yeni Safak, certains chroniqueurs ont dit que les viols arrivaient aussi en Amérique et pour cette raison les gens devraient s’arrêter sur ce sujet. Un autre a conseillé « taisez-vous et allez chez un docteur ».

Tout comme la société d’où elles viennent, les femmes de Turquie sont divisées. Non pas comme Turques et Kurdes. Non pas comme Musulmanes et non-Musulmanes. Même pas comme conservatrices et laïques. A partir de maintenant la plus grande scission sera entre celles qui défendent le silence et le statu quo, et celles qui refusent de rester tranquilles face à une violence de genre croissante.

The Guardian